Eight Line Poems 2016

Je n’aurais jamais pu imaginer que la disparition de David Bowie le 10 janvier 2016 allait à ce point m’affecter. Bien entendu, je n’ai jamais eu l’occasion de le rencontrer. Avec le temps, je m’étais peu à peu éloigné de ce personnage qui m’était devenu moins sympathique, mais à l’âge de quinze ans j’aurais beaucoup donné pour pouvoir lui ressembler ou pour pouvoir le rencontrer.

« Eight Line Poem » sur l’album de 1971 « Hunky Dory » est depuis longtemps ma chanson préférée. Légère, fragile, presque hésitante mais étrange aussi, mélancolique et profonde. Pendant toutes ces années, je ne me suis jamais lassé de l’écouter et chaque écoute a été comme une redécouverte.

Chaque planche de « Eight Line Poems », suite de 111 aquarelles sur papier de très petit format, est une tentative d’interprétation plastique de la chanson, mais aucune évidemment ne parvient à approcher la magie juvénile du modèle.

 

B-A-BA 2003

Dans le film B-A-BA, quelqu’un tente d’organiser méthodiquement les 26 lettres de l’alphabet en figures géométriques, mais l’ordre alphabétique et l’ordre géométrique se révèlent difficilement compatibles.

 

Boucles noires 2006

«Boucles noires» est une longue séquence vidéo filmée d’un seul tenant. Deux mains gantées de caoutchouc noir triturent un morceau de pâte à modeler noire de manière à former successivement sans interruption toutes les lettres de l’alphabet. En fait, les gestes ont été accomplis de Z à A, en remontant l’ordre alphabétique. La séquence a été inversée au moment du montage, de manière à rétablir la succession ordinaire des lettres. Mais ainsi inversés, les gestes deviennent obscurs, faisant apparaître chaque nouvelle lettre brusquement, comme un lapin sortant du chapeau d’un prestidigitateur.

 

Épines et pépins, notes livrées pêle-mêle 1995

Les épines ont été peintes juste sous le mot «épines» et les pépins juste sous le mot «pépins». Afin de signaler comme des exceptions les plantes possédant à la fois des épines et des pépins, j’ai représenté ces derniers groupés sous le mot «et».
Ces mots possèdent à peu de choses près les mêmes lettres et en nombre égal, mais placées dans un ordre légèrement différent, chacun renvoyant de l’autre une image désordonnée.
À un moment où l’exécution de la série était déjà bien amorcée, j’ai découvert que ces deux mots commençaient par mes initiales, mais disposées en ordre inversé.
Les épines, organes de défense placés à l’extérieur de la plante, protègent ce qu’elle a de plus enfoui et de plus précieux, les pépins.
L’exiguïté des pages condamne le texte et l’image à la plus grande promiscuité. Un autre texte inscrit en bas de planche au crayon dresse l’inventaire des circonstances d’exécution : localité, jour de la semaine, date et heure précises. Les noms des végétaux sur lesquels les échantillons ont été prélevés, inscrits entre parenthèses en bas de page, sont presque accessoires.
Pendant l’exécution, une simple mouche pouvait gravement déranger les éléments de la nature morte.
Les points sont les pépins des i et les accents sont les épines des e.

 

Impératifs 2001

Chacune des 53 séquences du film vidéo «Impératifs» tente d’illustrer les deux significations de mots tels que visons, salons, prisons, grillons, c’est-à-dire comme verbe conjugué à l’impératif présent à la première personne du pluriel, et comme substantif. Ces deux sens se montrent plus ou moins facilement conciliables selon les cas.

 

Juge et partie 2004–2005

D’une certaine façon, chaque nouveau geste du dessinateur corrige le geste précédent en tentant de l’adapter à sa vision. Dans les dessins de la suite «Juge et partie», toute erreur est immédiatement signalée et corrigée en rouge. Parfois même, l’ensemble du dessin est biffé, puis repris entièrement un peu plus loin sur la page. Mais en l’occurrence ici, le maître et l’élève ne sont qu’une seule et même personne oscillant perpétuellement entre soumission et autorité.

 

La politique de l’autruche 1994

«La politique de l’autruche» est une suite de soixante-douze vues peintes rangées comme les anciennes plaques photographiques dans un coffre à glissières.
Chaque planche s’essaie à représenter le plus fidèlement possible un moment du spectacle ininterrompu qui s’offre à nos yeux lorsqu’ils sont fermés : taches de couleurs mouvantes, traces fugitives, petit théâtre intime d’ombres et de lumières. Inscrit à chaud sous l’image, un commentaire écrit tente, mais sans trop d’illusions, d’en corriger les insuffisances.
Cet exercice de représentation est paradoxal car ouvrir les yeux pour peindre, c’est perdre du même coup la vision du motif que l’on voulait reproduire. Les mots et la peinture, intermédiaires nécessaires entre l’image sous les paupières et l’image sur le papier, se révèlent impuissants et trompeurs.
Mais nul autre que le peintre — qui est ici tout à la fois l’auteur, l’acteur, le spectateur, le critique et même le théâtre ! — ne peut juger de la conformité de ces vues avec leur modèle.

 

Marie-Louise 2003

Quand je récite l’alphabet, ma voix est toujours un peu en retard sur ma pensée. Au moment où mes lèvres prononcent A, je pense déjà B. Appliquant cette observation au domaine des signes, j’ai fait découper dans du papier blanc, en creux comme s’il s’agissait de pochoirs, toutes les lettres de l’alphabet. Parallèlement, les mêmes lettres ont été imprimées en noir sur des feuilles de même format. Les vingt-six planches de la suite sont chacune la superposition d’une lettre-pochoir sur la lettre noire qui lui succède immédiatement.
Les formes obtenues ressemblent parfois aux deux lettres à la fois, parfois à l’une plus qu’à l’autre et parfois à aucune des deux. Le nouvel alphabet ainsi créé est comme suspendu, ni vraiment Marie, ni vraiment Louise.

 

Peinturlures, notes éparses 2004

Je les voudrais clownesques, turlututu chapeau pointu.
Je passe — ou je perds — beaucoup de temps à les peindre et je le dis. J’aimerais que l’on se pose des questions sur cette obstination.

L’allitération turlu-turlu me plait. C’est un piège circulaire qui verrouille la phrase.
Je freine et j’accélère à fond en même temps. En principe, pendant que je suis occupé à peindre, la peinture ne me préoccupe justement pas. Le moteur s’emballe ou la voiture cale.
Je pense très (trop ?) souvent à Gasiorowski.
Bords perdus, temps perdu.
Penser à parler des Joyeux Turlurons de l’album d’Hergé Tintin et les Picaros, joyeux drilles ou débiles profonds qui contre toute attente font basculer l’Histoire en permettant à une révolution de réussir.
C’est le pinceau qui lit le texte, très lentement, à fond.
En théorie, pas de préoccupation concernant la fabrication et la juxtaposition des couleurs. Mais on voit bien les petits plaisirs que je me suis permis de temps en temps.
Onanisme pictural ?
Si L.P.M.T. vous fait penser au groupe mythique BMPT, ce ne peut être que l’effet d’une coïncidence.
Des peintures exclusivement destinées à des cadres argentés.
Véritable pensum, d’ailleurs ÊTRE PUNI est une anagramme de PEINTURE.
auto-recommandations :
– Dans certaines surfaces, montrer les traces du pinceau en utilisant deux couleurs mal mélangées (Frize)
– Ne pas toujours rechercher l’harmonie.
– Ne pas tricher ou au contraire tricher.
– Ne pas trop s’appliquer sauf à la qualité de certains aplats.
– Bien mélanger la couleur- ou pas.
– Ne pas chercher à cacher qu’on suit laborieusement les contours, ne pas exagérer non plus cet aspect laborieux.
– Essayer de rester adolescent : s’appliquer sans trop d’adresse.
Mots qu’on peut obtenir :
LA/ME/TU/LU/PENTU/PEINT/LAPIN/LUPIN/PINE/ÉPINE/LAIT/ etc… PUE/PUTE…
Titres envisagés au début mais vite abandonnés :
Pansements, le contraire d’une punition, peinture = être puni, point mort
Longueur du texte : 129,2
Hauteur des lettres : 7,7
Marges : 5,5
Attention : les seules formes présentes sont celles des lettres et des espaces entre elles. Toute autre forme lisible doit être bannie sauf celle des coups de pinceaux.
16.08.04,
La répétition rassure et assomme à la fois, rassure en assommant. Aurais-tu donc tellement besoin d’être rassuré ?
31.08.04,
Question : faut-il ou non peindre à l’intérieur des lettres ? c.à.d. : la peinture en tant que telle peut-elle exister à l’intérieur du texte ? C’est la qualité picturale des bandes qui pourra faire l’intérêt du projet ( ?!)
Je ne serai plus turlupiné par la peinture
Je ne serai plus turlupiné par la peinture
Je ne serai plus turlupiné par la peinture
Je ne serai plus turlupiné par la peinture
Je ne serai plus turlupiné par la peinture
Etc.
Une peinture au point mort.
Surtout si on le souhaite vraiment, faire n’importe quoi est impossible.
Séraphin Lampion, l’éternel emmerdeur dont le nom (ange, lanterne) peut pourtant facilement évoquer les fresques des coupoles italiennes.
Cadres argentés : ceux des Picabia des années vingt, «dorés à la feuille d’argent» m’ont toujours impressionné. Les miens sont peints. Version du pauvre.
Les jours et les heures de début et de fin de séance sont systématiquement inscrits dans les marges. La peinture m’a préoccupé tel jour à tel endroit, de telle heure à telle heure. Le reste du temps, j’ai pu vaquer à d’autres occupations. Je pense à «Love You ‘Till Tuesday», une chanson de 1966 dans laquelle David Bowie annonce cyniquement à sa fiancée jusqu’à quand il l’aimera.
La peinturlure ne me turlupine ni quand je dors, ni quand je mange, ni…, etc.
14 novembre 2004, 19h50,
…mais j’oublie la musique au fur et à mesure que je la joue. Et je n’essaie pas de m’en souvenir.
J’ai découpé au cutter le texte dans une bande de carton. J’ai gardé cette bande. Je m’en sers pour décalquer le texte au crayon sur des bandes de papier blanc.
Je remplis à la gouache, dans l’ordre, chaque lettre, chaque vide, chaque espace avec des gestes et des couleurs qui se veulent indifférents.
Le résultat doit simplement être bariolé, ni spécialement beau, ni spécialement laid, si ces mots bien sûr ont un sens.
À partir de la onzième planche de la série, j’ai cru que l’utilisation d’une roulette de casino- jouet pourrait m’éviter d’avoir à faire moi-même le choix des couleurs. J’ai collé à la place des chiffres des étiquettes portant les noms des principales couleurs, espérant ainsi atteindre plus facilement la neutralité et l’absence de goût que je recherchais. Mais le nombre des couleurs étant infiniment plus grand que celui des mots pouvant les exprimer, j’étais finalement toujours obligé de trancher pour telle ou telle nuance de rouge cerise ou de jaune citron. Je ne résolvais pas le problème des choix, je le transposais seulement à une autre échelle, sans parler du fait que le libellé des étiquettes constituait déjà en lui-même un choix.
J’en suis assez vite arrivé à utiliser la roulette plutôt comme outil de vérification superstitieuse de mes intuitions que comme pur instrument de non-choix. J’en ai conclu qu’un résultat vraiment indifférent ne pouvait sans doute être obtenu qu’au prix de savants calculs.
Plus tard, j’ai compris qu’il n’était ni important ni seulement utile de chercher à trouver cet équilibre neutre. Mon goût est indifférent, il n’a pas de saveur pour les autres. J’ai abandonné l’usage de la roulette vers la vingtième planche.
Malzéville, vendredi 31 décembre 2004, 18h42
Problème difficile à trancher : profiter ou non du changement d’année ce soir à minuit pour arrêter les LPMT ? Aucun argument décisif ni dans un sens ni dans l’autre. Cela ferait 41 planches. Je déciderai à pile ou face.
Malzéville, samedi 1er janvier 2005, 17h10
J’ai finalement décidé d’arrêter la suite des peinturlures ce matin à 0h00. Les lettres U,P,I,N,E de la dernière planche ne sont pas peintes. Il y a donc 41 planches en tout* que j’ai emballées et serrées entre deux planches cet après-midi : serre-joints remplacés au fur et à mesure par des scotchs larges qui font le tour du paquet et des planches. Le bébé est là, debout, appuyé au mur en face de moi et je ne sais absolument pas s’il y a lieu d’en être fier ou pas. Fin du travail fourni, des heures passées et c’est tout : voir cela comme une sécrétion, stalactite ou escargot, mouette perchée comme le pigeon de Dietman sur un tas de guano.
Les bords irréguliers, pas finis : ce qui compte, ce n’est pas l’image que vous avez sous les yeux, c’est le temps que j’ai passé à la peindre. Ce qui compte, c’est ce moment où, de telle heure à telle heure, j’étais occupé à peindre ce que vous avez sous les yeux.

 

Ramasse-miettes 1999–2000

Mises bout à bout, les cinquante-trois planches — 76,5 x 112 cm chacune — de la suite «ramasse-miettes» atteignent presque la longueur de soixante mètres. Cet ensemble est divisé en cent douze séquences dont la largeur peut varier de quelques centimètres pour les plus étroites à plusieurs mètres pour les plus larges. Le début et la fin de chaque séquence est matérialisé par le rainage vertical de la page. Dans certains cas, le début ou la fin d’une séquence correspond au début ou à la fin d’une page. Celles-ci n’étant peintes que sur une partie seulement de leur hauteur, la succession des pages fait apparaître un long serpent ou flot d’images. Le lieu, la date et l’heure du début et de la fin de chaque séance de travail sont inscrits verticalement au crayon en haut de chaque planche. En bas de page, un texte horizontal commente ou décrit l’image.
Le principe d’exécution de cette suite relève essentiellement «d’observations improvisées». La plupart des thèmes abordés sont liés au quotidien, évidemment plus ou moins imprévisible (paysage aperçu, restes de repas, vêtement neuf, coin d’atelier, objet trouvé en promenade, …). D’autres prennent la forme de citations (tapisserie de Bayeux, Henri Rousseau, Franz Kafka, Francis Picabia, Gérard Gasiorowski, …) ou d’autocitations. Si à première vue le choix et la succession des images peuvent sembler aléatoires, un jeu de relations plus ou moins tendues entre les éléments, répétitions et échos, obligent à des allées et venues qui rendent difficile une simple lecture linéaire. Les objets ou situations liés aux notions d’écoulement (sources, rivières, liquides répandus, serpents, manches, tuyaux, goulots, bondes, bouches et ouvertures, …) et de rupture (rayures, objets brisés ou fissurés, écluse, paysages jalonnés, instruments médicaux, de musique et de percussion, motifs décoratifs répétitifs, cous coupés, …) apparaissent de manière récurrente dans cette suite.
Ainsi, quatre rythmes différents se superposent : celui, très régulier, de la suite des pages, celui, mesurable mais variable, des indications de temps, et ceux enfin, irréguliers, de la succession des images et des marques verticales sur le papier.
Le titre renvoie à la dernière image de la suite, un ramasse-miettes chromé dans lequel se reflète le visage déformé de l’auteur. Mais «ramasse-miettes», ce sont aussi les oiseaux du conte de Perrault «Le Petit Poucet», qui effacent le chemin de miettes en le picorant. Le mot “ramasse-miettes“, qui sonne un peu comme “casse-noisettes“, tirant cette suite du côté de l’enfance et du ballet, fait d’elle une fantasmagorie légère.

 

Rapprochements 1999–2000

S’agit-il d’un simple hasard si les oreilles des écureuils et les fourreaux des noisettes se terminent à peu près de la même façon ? Pouvons nous considérer chacun de nos orteils autrement que comme la caricature du doigt qui lui correspond ? Porterions-nous sur nos pieds le même regard s’ils occupaient la place de nos mains ? Les sauterelles sont-elles les crevettes vertes du pré ? Entre feuille de chêne et feuille de vigne, quelle meilleure place pour un gland ? Les courbes de mes pouces inversés s’emboîtent exactement, coïncidence ? Petites unités logées dans un espace à leur exacte dimension, l’abeille et la graine de tournesol ont plus d’un point commun. Pourquoi alors des rayures transversales sur l’une et longitudinales sur l’autre ? Pourquoi tant d’analogies apparemment inutiles entre les œufs et les yeux ?
Quelques questions naïves restées pour la plupart suspendues depuis l’enfance. Faute de pouvoir y répondre, l’envie m’a pris de les poser sur le papier, juste pour voir. Mais ce qui dans ma tête semblait transparent s’est souvent montré trouble sur la page.

 

Six cent soixante-seize espaces 2001

676 espaces est une boîte de jeu contenant 676 découpes en carton. Chacune figure un des 676 espaces compris entre deux lettres de l’alphabet, de A–A en passant par A–B, A–C, A–D, … jusqu’à A–Z, puis B–A, B–C, B–D, … jusqu’à B–Z, et ainsi de suite jusqu’à Z–Z. Ces formes peuvent être rangées dans l’ordre alphabétique en 26 piles de 26 espaces, ou laissées en vrac dans la boîte.

 

Tenants et aboutissants 2005–2006

Chacune des trois cent trente-trois planches de la suite «Tenants et aboutissants» reprend un ou plusieurs éléments de la composition immédiatement précédente ou, plus rarement, d’une autre plus ancienne. Un texte écrit en bas de page décrit au fur et à mesure les différentes opérations plastiques. Paradoxalement, ces très fortes contraintes autorisent une plus grande liberté graphique qu’à l’accoutumée.

 

Traversées 2002–2003

Les sujets sont généralement choisis au hasard. Je ne recherche pas plus le pittoresque que je ne cherche à l’éviter. Pour représenter les vues d’extérieur, je circule au hasard en voiture et je me gare. Je reste à l’intérieur pour dessiner. Cela présente un triple avantage : je suis confortablement installé, l’espace privé du véhicule me protège des questions des passants, et surtout je suis protégé de la pluie et du soleil. La possibilité ou non de garer la voiture facilement a presque toujours largement décidé du choix du point de vue. Pourtant, ces images ne prétendent pas non plus à la parfaite neutralité du hasard objectif. Il suffit pour s’en convaincre de constater le nombre de fois que des lignes électriques, des fils et ficelles, des conduits, gouttières et cheminées, des portes et fenêtres, … ont été représentés.
Je dessine au crayon et à l’aquarelle, sur une feuille de papier gris-vert, un ruban plus ou moins long et sinueux représentant une portion du spectacle qui s’offre à ma vue (paysage campagnard ou urbain, coin d’atelier, …). Chaque étape de ce parcours visuel (poteau téléphonique, arbre, fossé, construction, …) est complétée ou redoublée par des indications écrites qui suivent au plus près la progression du dessin, heures, lieux, circonstances d’exécution.
Chacune des cinquante-deux “traversées“ constitue ainsi le compte rendu d’une promenade des yeux, dans un paysage, plus ou moins indifférente selon les cas. Bien entendu, le mot “paysage“ doit être entendu ici dans son sens le plus large.
Si le principe d’exécution de ces images est simple, le travail proprement dit est difficile. Il s’agit en effet de découper par anticipation dans une image qui n’existe encore que dans ma tête un parcours visuel plus ou moins prévu à l’avance. Au lieu du stable rectangle traditionnel, je ne peux mettre en place qu’une bandelette sinueuse. En m’interdisant ainsi de construire une image synthétique du réel, je me prive des plus précieux secours du dessinateur : la comparaison des proportions, le report des distances, l’articulation de toutes les parties dans une vue unifiée par la perspective.
La présence des petites notes écrites vient encore compliquer l’affaire car la page devient le lieu d’évitements et d’affrontements entre l’image et le texte. Juste un exemple : si j’inscris immédiatement au-dessus de l’arbre que je viens de finir de dessiner les quelques lignes de texte qui doivent le décrire, cela va m’empêcher de représenter ce gros nuage noir situé à l’aplomb de l’arbre réel. Or je m’interdis de superposer le texte à l’image et de représenter les nuages ailleurs qu’à l’endroit où ils se trouvent au moment où je les dessine. Je pourrais bien attendre que le vent ait un peu déplacé le nuage vers la droite, là où justement la page est encore vierge. Mais il n’y a pas de vent, ou pire, il souffle dans l’autre sens. Bref, le texte vient souvent mettre des bâtons dans les roues de l’image, et vice-versa.
Cette suite n’a jamais été pensée comme un tout indissociable. Au contraire, l’éparpillement prévisible des planches qui la constituent est une perspective qui me séduit plutôt. Mais d’un autre côté, il me semble indispensable de donner une idée, même vague, de l’ensemble. Il ne serait pas possible d’en éditer le catalogue complet. La couleur particulière des pages rend leur reproduction particulièrement délicate. D’autre part, l’écriture manuelle au crayon ne pourrait plus être lisible si l’on en diminuait l’échelle.
Il m’a paru plus approprié de donner l’idée de l’ensemble uniquement par les textes. C’est pourquoi j’ai décidé de réciter dans l’ordre tous les commentaires inscrits sur les “traversées“. Avec toutes les maladresses d’expression, l’accumulation de dates, d’heures et de lieux, ce disque est évidemment assommant. Si pour cette lecture j’avais fait appel à un acteur professionnel, le résultat aurait été techniquement bien meilleur. Mais il me semblait impossible d’introduire la voix d’une tierce personne dans toute cette affaire qui ne concerne finalement que mes propres pérégrinations.

 

W 2003

Le W est la lettre la plus encombrante de l’alphabet, la plus large graphiquement et en français la seule qui comporte trois syllabes.